Ce plat pays…

Photo prise au musée des lettres de La Haye.

Je suis née dans une ville construite sur sept collines. J’ai grandi dans le plat pays de Brel, je vis aujourd’hui chez son voisin plongé sous le niveau de la mer.

Toute une partie de mon enfance, je l’ai passée sans aucun souvenir des sept collines. Pendant ces années-là où mes parents faisaient leurs premiers pas à Bruxelles, mon père aimait nous emmener le week-end au Luxembourg jouer dans le parc à l’aire de jeux en bois, et acheter des Hanuta et des Duplo chez Cactus, à Rotterdam voir les maisons jaunes penchées, à La Haye voir les Pays-Bas en miniature, à Breda pour écouter les fables racontées dans une langue que je ne comprenais pas, mais que j’écoutais avec une immense fascination.

Il semblerait que beaucoup de choses me destinaient à m’installer aux Pays-Bas. Mais je ne savais rien de cela. Je n’y pensais pas. J’essayais de faire ma vie dans cette Belgique qui me faisait souvent douter de moi : de qui j’étais, de ce que je voulais être.

Ma ville natale aux sept collines n’a pas toujours été généreuse non plus. Elle aimait se moquer que je transforme les « r » turcs en « y », réflexe que j’avais pour éviter de rouler mes « r » comme en français, pour mieux m’intégrer. J’apprenais à me défendre en la défiant de rouler les « r » à la française. Vaincue, elle rétorquait avec l’hymne nationale. « Tu ne connais pas l’hymne nationale ?  Et celle de la Belgique ? » Elle a une hymne nationale la Belgique ? C’est quoi d’abord une hymne nationale ? Je n’en savais rien avant de passer mes premières vacances en Turquie. J’avais sept ans.

J’ai appris à bien rouler les « r », dans les deux langues, puis dans une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième. J’ai appris à démystifier les langues. Mais ça m’a pris du temps de me réconcilier avec l’idée qu’une langue est avant tout un outil de communication.

Au département des langues modernes de l’université libre de Bruxelles, on nous donnait des cours de phonétique pour prononcer l’anglais « comme il faut ». Puis j’ai passé un semestre dans une des universités anglophones les plus prestigieuses d’Amérique du Nord : là, on s’en fichait de la prononciation, on ne cherchait qu’à te comprendre. Si tu avais des choses à dire, peu importaient ton accent et tes origines.

Ce fut une libération ce voyage. Un premier pas vers l’émancipation linguistique mais surtout de mon imaginaire. Il n’y avait donc pas une seule façon de maîtriser une langue ! Plus personne ne pouvait m’enfermer dans un « r », ni ici, ni là-bas.

Le néerlandais est sans doute la langue que je parle le moins bien, ou disons, celle que j’aime le moins. Mais c’est une langue que je n’ai pas peur de ne pas maîtriser au même niveau que les autres. Tout comme vivre ici, à Amsterdam, où je ne souffre pas d’être étrangère, où mon statut d’étrangère ne me fait pas souffrir. Pensez-vous que je ne vois la discrimination, le racisme latent, l’islamophobie omniprésente à travers le pays ? Bien sûr que je les vois, et c’est tout aussi douloureux qu’ailleurs. En Belgique aussi, en Turquie aussi. Ici elle m’affecte différemment. Ici, je prends des distances car ça ne m’effraie pas d’être mise dans la catégorie « étrangère ». Je le suis, et je n’ai aucun problème avec ce statut.

Le terme d’étranger me fait mal en Belgique, où la plus grande partie de ma vie a été construite. Je me rappelle de ce voyage où avec maman, nous allions passer la frontière française en rentrant de Suisse, passeports turcs et carte de résidents belges tamponnés de nos visas suisses en main, c’était à l’aube de l’ouverture des frontières européennes et nous pensions avoir droit de passage comme les autres. La douanière avait engueulé ma mère à pleins poumons : « vous n’êtes pas européenne, vous ne serez jamais européenne ». Je n’y comprenais rien mais c’est resté gravé dans ma mémoire. Puis quinze ans plus tard, tandis que j’ai réussi à entrer dans une des maisons de la culture les plus prestigieuses de Bruxelles, j’entends ma chef de département me demander de choisir une adresse mail générique, « contactpress, ça te va ? Parce qu’avec ton nom c’est impossible ! » Et quelques mois plus tard, tandis qu’elle est mutée ailleurs, elle lève son verre à tous ses futurs ex-collègues en disant en français flanqué de son fier accent flamand : « Je pars mais je ne m’inquiète pas pour le département car il y a Canan qui, malgré qu’elle soit turque travaille beaucoup. »

J’essaie de ne pas m’attarder sur ces incidents (et il y en a d’autres). Je me rappelle alors de mes années de théâtre, je me rappelle que j’avais joué Marie dans le Retour au désert ainsi qu’Iphigénie avec pas mal de talent (c’est ce qu’on m’avait dit). Je me rappelle aussi que je leur avais récité du Hafiz et du Alejo Carpenter en déclamation alors qu’ils voulaient me faire dire du Prévert. J’ai appris à travers le théâtre que ce que j’aime vaut aussi quelque chose. Pouvoir réciter du Koltès et du Racine sur une scène m’a-t-il sauvé ? Je ne sais pas. Mais ça m’a permis d’explorer d’autres moyens de m’exprimer, et de m’ouvrir vers l’écriture.

Qu’est-ce que j’aime écouter « Amsterdam », je l’aime cette chanson, je l’aime ce poète. J’ai des frissons quand Brel, dans « Je ne sais pas », prononce les mots « ce triste train pour Amsterdam ». AM-STERRR-DAM. J’ai réussi à faire mienne aussi cette ville, puis à me dire que ce n’est qu’une de mes villes, qu’il y en aura d’autres. Je suis née dans la ville aux sept collines, j’ai grandi dans un plat pays, puis dans un autre. Longtemps j’ai cru qu’ils n’étaient pas les miens. Or, ils le sont, tant que je parle mes langues, ils le seront tous.

Publicité