les langues vagabonde(s)(nt)

Tandis que je réécoutais la série de cinq épisodes consacrée à George Steiner en avril 2012 par Laure Adler dans l’émission Hors-Champs, je me suis attardée sur le premier épisode dans lequel Steiner parle de multinguisme. Polyglotte lui-même, Steiner a toujours fait partie de ces figures intellectuelles que j’admire et lis avec beaucoup de passion et d’intérêt.

Au-delà de la fierté et du bonheur de connaître et même de maîtriser plusieurs langues, je suis dans un constant questionnement personnel sur le rôle de mes langues, sur l’usage que j’en fais, et surtout sur la qualité de cet ou ces usages. Ce questionnement inexistant à l’oral grandit lorsque j’écris et je traduis.

Steiner décrit très bien ce que je ressens en tant que polyglotte :

Est-ce que le polyglotte, celui qui n’est pas enraciné dans une langue – ce qui est un peu mon cas – perd une certaine intimité presque organique avec ce qu’on appelle – la phrase est très dangereuse en allemand, ‘avoir son sang et son terroir’ Blut und Boden… tandis que le monoglotte dit ‘voilà, je suis comme un arbre profondément enraciné et toutes les nuances de ma langue, de ma sensibilité sont entièrement celles d’une tradition, d’un certain milieu’… j’ai mes doutes.

Une des questions qui me hante souvent est ce lien, qui peut être très dangereux comme le dit Steiner, entre l’identité ethnique et la langue. Mais c’est une question très complexe sur laquelle je préfèrerai m’attarder une autre fois car elle nécessite bien plus de connaissance théorique qu’un simple avis personnel. Steiner cite ensuite dans ce même entretien les “grands fabulateurs de notre époque” qui sont polyglottes, ces “virtuoses de Babel” tels que Samuel Beckett, “un magma volcanique où les langues s’entremêlent”, Vladimir Nabokov, Joseph Conrad, ou encore Oscar Wilde, dont on oublie souvent qu’il écrivit de nombreux textes en français, qui dit “Je n’appartiens pas à une langue”.

Au-delà les frontières, chaque langue ouvre une fenêtre sur un autre monde, oui, mais je me demande si en tant que polyglotte, nous perdons quelque chose d’essentiel dans l’échange ? Steiner continue :

Un vagabond, pèlerin entre les langues n’aura jamais cette notion somnambulique, cet instinct viscéral pour certaines données, certaines nuances de sa langue natale.

Il m’arrive souvent de penser à cette notion d’instinct viscéral lorsque je traduis du turc, ma langue maternelle de naissance, en français, ma langue maternelle d’adoption. Suis-je trop fidèle au turc que je crois comprendre les yeux fermés, ou au contraire, ai-je perdu cette connaissance « viscérale » dans l’acceptation d’une autre langue comme maternelle.
Quel est le voyage que je tente d’effectuer en tant que pèlerine ? Qu’est-ce que je cherche à rejoindre ? Suis-je une vagabonde, sans domicile, ou est-ce que je vagabonde, à la recherche d’une langue qui n’existe pas ? Je n’ai pas de réponse, et cela fait longtemps que j’ai lu After Babel ou d’autres travaux de Steiner, pour pouvoir faire un lien conséquent avec son oeuvre en particulier. Mais je sais juste que ce questionnement est là, omniprésent. Je flotte entre doute et confiance, entre une langue et une autre, entre la compréhension que j’en ai et celle que je crois avoir et qui peut-être n’existe pas.

J’aurai de quoi nourrir mon exploration et de la partager ici vu que je suis en plein travail de traduction de textes contemporains du turc en français pour le second volume de Meydan | La place. Entre temps, écoutez George Steiner à travers ces cinq entretiens absolument fascinants.

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